Entreprises en difficulté, Confidentialité de la conciliation et liberté d'expression

Publié le par Jean-Philippe Tricoit

Cass. com., 13 févr. 2019, Société Mergermarket Limited c/ Société Consolis, n° 17-18.049, F-P+B+I.

Observations : En vertu de l'article L. 611-15 du code de commerce, "toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité". A ce sujet, la chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé l'étendue de cette obligation de confidentialité au regard de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention EDH). Effectivement, la confidentialité peut être vue comme portant atteinte à la liberté d'expression. Or, cette liberté n'est restreinte de manière légitime, en vertu de l'article 10 de la Convention EDH que dans les prévisions prévues de son paragraphe 2, notamment "pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles". Quelles sont les informations frappées du sceau de la confidentialité dans le cadre d'une procédure de conciliation à laquelle est subordonnée une entreprise en difficulté économique ? Dans un arrêt du 13 février 2019 (Cass. com., 13 févr. 2019, Société Mergermarket Limited c/ Société Consolis, n° 17-18.049, F-P+B+I), la chambre commerciale retient que "des articles, qui ont divulgué des données chiffrées sur les difficultés des sociétés [d'un groupe] et les détails des négociations en cours que ces dernières menaient pour restructurer leur dette dans le cadre d’une procédure de conciliation couverte par la confidentialité prévue par l’article L. 611-15 du code de commerce, n’étaient pas de nature à nourrir un débat d’intérêt général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses répercussions sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient principalement à satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans l’endettement des entreprises, et que leur publication risquait de causer un préjudice considérable aux sociétés [du groupe] ainsi qu’aux parties appelées à la procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son déroulement et son issue". Pour la chambre commerciale, ce disant, le juge d'appel a fait une juste application de l’article 10 de la Convention EDH.

 

Arrêt :

Sur le moyen unique :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 20 avril 2017) rendu, en matière de référé, sur renvoi après cassation (chambre commerciale, financière et économique, 15 décembre 2015, pourvoi n° Q 14-11.500) que par ordonnances des 11 juillet et 26 septembre 2012, la société FHB a été désignée mandataire ad hoc puis conciliateur des sociétés du groupe Consolis sur le fondement des articles L. 611-3 et L. 611-5 du code de commerce ; que le 18 juillet 2012, la société Mergermarket Limited, éditrice du site d’informations financières en ligne Debtwire, spécialisé dans le suivi de l’endettement des entreprises et consultable par abonnement, a publié un article commentant l’ouverture de la procédure de mandat ad hoc ; qu’elle a, par la suite, diffusé divers articles rendant compte de l’évolution des procédures en cours, exposant les négociations engagées avec les créanciers des sociétés du groupe et citant des données chiffrées sur la situation financière de ces sociétés ; que les 23 et 24 octobre 2012, plusieurs sociétés du groupe Consolis ainsi que la société FHB ont assigné la société Mergermarket Limited devant le juge des référés pour obtenir le retrait de l’ensemble des articles contenant des informations confidentielles les concernant, ainsi que l’interdiction de publier d’autres articles ;

Attendu que la société Mergermarket Limited fait grief à l’arrêt d’accueillir les demandes alors, selon le moyen :

1°/ que si la publication d’informations confidentielles par application de l’article L. 611-15 du code de commerce ne constitue pas un trouble manifestement illicite au regard de la liberté d’informer du journaliste si les informations diffusées relèvent d’un débat d’intérêt général, il est en revanche indifférent que ces informations soient en elles-mêmes conformes ou non à l’intérêt général ; qu’au contraire la liberté d’information vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population ; qu’en retenant que la société Mergermarket Limited ne justifiait pas en quoi la révélation des détails de la négociation en cours sur la restructuration de la dette du groupe Consolis dans le cadre de la procédure de conciliation était « conforme à l’intérêt général et, en particulier, à la défense de l’emploi et de l’économie », la cour d’appel a ajouté à tort une condition à la loi et a de ce seul fait violé l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile ;

2°/ que relèvent d’un débat d’intérêt général les choix stratégiques mettant en jeu des sommes considérables opérés lors d’une procédure collective et susceptibles de jouer sur le devenir d’une entreprise ou dont les conséquences économiques et sociales peuvent être la disparition d’une entreprise de grande envergure ou d’un groupe de sociétés ; que la cour d’appel qui a constaté que le groupe Consolis occupait une place éminente dans l’économie européenne et que ses difficultés financières avaient conduit à l’engagement d’une procédure de conciliation par un mandataire ad hoc, ne pouvait refuser de considérer que les informations relatives à cette procédure diffusées par la société Mergermarket Limited relevaient nécessairement d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite, au regard du caractère confidentiel de ces informations, sauf à méconnaître les conséquences légales de ses propres constatations et violer à nouveau l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile ;

3°/ que, de façon plus générale, relèvent également d’un débat d’intérêt général les difficultés rencontrées au lendemain de la crise par les entreprises ayant fait l’objet de LBO hautement spéculatifs pour restructurer leurs dettes ; que la cour d’appel qui s’est abstenue de rechercher, comme elle y était invitée par la société exposante en ses écritures d’appel, si la procédure de conciliation dont les informations contestées avaient fait état ne s’inscrivait pas dans un tel contexte et si ces informations ne relevaient pas de ce fait d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite au regard du caractère confidentiel de ces informations, a privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile ;

4°/ que, lorsqu’ils se prononcent sur l’existence d’un débat d’intérêt général, les juges du fond doivent tenir compte du contexte spécifique des faits litigieux, dont le retentissement antérieur d’une affaire notamment auprès des médias ; qu’en ne recherchant pas, comme cela lui était demandé par la société Mergermarket Limited, si les informations diffusées par d’autres médias avant elle à propos de la procédure de conciliation avec nomination d’un mandataire ad hoc ouverte par le groupe Consolis n’étaient pas, au-delà de leur contenu, de nature à créer un contexte faisant des informations litigieuses diffusées les composantes d’un débat d’intérêt général excluant que leur publication puisse constituer un trouble manifestement illicite au regard du caractère confidentiel de ces informations, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles L. 611-15 du code de commerce et 873 du code de procédure civile ;

Mais attendu qu’après avoir vérifié que la mesure de retrait et d’interdiction demandée était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était proportionnée à ce but, la cour d’appel s’est attachée à examiner le contenu des articles litigieux pour déterminer si, au-delà de l’affirmation de principe selon laquelle les difficultés d’un grand groupe industriel relevaient d’un débat d’intérêt général au regard des répercussions économiques et sociales que ces difficultés pouvaient entraîner, le contenu des articles n’avait pas contribué à nourrir ce débat, et ce faisant, a vérifié si la mesure sollicitée était nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10.2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Que la cour d’appel a constaté qu’avaient été mis en ligne, le 26 juillet 2012, un article relatant le déroulement d’une réunion organisée le 24 juillet par le mandataire ad hoc, citant de nombreuses données chiffrées relatives aux résultats et aux engagements financiers du groupe Consolis et exposant les demandes faites aux créanciers, le 9 août 2012, un article indiquant que des prêteurs seniors de Consolis, nommément désignés, avaient organisé un groupe de travail informel et faisant le point sur l’état des discussions relativement à la restructuration de la dette ainsi que la situation financière du groupe Consolis, le 7 septembre 2012, un article relatant l’état des négociations entre les parties à la procédure sous l’égide du mandataire ad hoc, le 25 suivant, un article mentionnant que, lors d’une réunion organisée entre les sociétés du groupe Consolis et ses prêteurs, la procédure était passée d’un mandat ad hoc à une conciliation, ainsi que l’état des négociations entre les parties, de nombreuses données chiffrées relatives à la situation financière du groupe Consolis, les intentions des parties ainsi qu’un calendrier estimatif et, enfin, le 17 octobre 2012, un dossier de huit pages concernant les sociétés du groupe Consolis, retraçant la procédure de conciliation engagée par les sociétés du groupe, citant les résultats obtenus ainsi que les négociations engagées avec les prêteurs ; qu’elle a ainsi relevé que ces articles retraçaient le déroulement, au fur et à mesure, des réunions tenues dans le cadre de la procédure de prévention amiable, divulguant le contenu des négociations en cours dans le cadre de celle-ci avec des données chiffrées très précises fournies par des sources participant à cette procédure ;

Que pour répondre au moyen soutenu par la société Mergermarket Limited selon lequel ces articles répondaient à un objectif légitime d’informer le public, dans un débat d’intérêt général, des difficultés rencontrées par un groupe de la taille de Consolis, lesquelles constitueraient une menace pour l’emploi et toute l’économie, la cour d’appel a retenu qu’il n’était pas justifié en quoi il pouvait être conforme à l’intérêt général et, en particulier, à la défense de l’emploi et de l’économie de rendre public, à tout le moins, de porter à la connaissance de ses abonnés, un compte rendu en temps réel du déroulement et du contenu des négociations de la procédure de prévention amiable ouverte au bénéfice des sociétés du groupe Consolis, tandis que les articles diffusés par d’autres sites ou organes de presse se bornaient à faire état des difficultés du groupe Consolis avant l’ouverture de la première procédure de mandat ad hoc, le résultat de celle-ci et l’existence de nouvelles difficultés en juillet 2012 ;

Qu’elle a encore relevé que le public concerné est celui des abonnés au site Debtwire, spécialisé dans le suivi de l’endettement des entreprises ;

Qu’elle a relevé, enfin, que ces articles ne pouvaient que compromettre l’issue de la procédure de prévention amiable et fragiliser la situation des sociétés du groupe Consolis et, partant, qu’ils constituaient un trouble manifestement illicite, et que la circonstance, à cet égard, que la procédure se soit terminée par une conciliation courant mars 2013 est sans incidence tant il est vrai que ce simple constat n’exclut pas que le contenu de cette conciliation soit plus défavorable aux sociétés du groupe Consolis que ce qu’il aurait été si la confidentialité avait été respectée, et que les relations des sociétés du groupe Consolis avec leurs partenaires se soient dégradées de manière significative ;

Qu’en l’état de ces constatations et appréciations, desquelles il résulte que les articles litigieux, qui ont divulgué des données chiffrées confidentielles sur les difficultés des sociétés du groupe Consolis et les détails des négociations en cours que ces dernières menaient pour restructurer leur dette dans le cadre d’une procédure de conciliation couverte par la confidentialité prévue par l’article L. 611-15 du code de commerce, n’étaient pas de nature à nourrir un débat d’intérêt général sur les difficultés d’un grand groupe industriel et ses répercussions sur l’emploi et l’économie nationale, mais tendaient principalement à satisfaire les intérêts de ses abonnés, public spécialisé dans l’endettement des entreprises, et que leur publication risquait de causer un préjudice considérable aux sociétés du groupe Consolis ainsi qu’aux parties appelées à la procédure de prévention amiable et de compromettre gravement son déroulement et son issue, la cour d’appel qui, en dépit de l’usage inapproprié de l’expression « conforme à l’intérêt général » au lieu de « conforme à l’objectif légitime d’informer le public sur une question d’intérêt général », a effectué la recherche invoquée à la quatrième branche et n’avait pas à effectuer celle invoquée à la troisième branche, a fait une juste application de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

 

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